La Haye, 1913

Publié le 3 Novembre 2015

Pour ce 11 novembre, jour de l'armistice de cette guerre qui ne fut qu'une étape dans la folie meurtrière des hommes, je vous propose d'en évoquer d'autres, qui furent de paix.

 

 

Le compte rendu de la « Manifestation maçonnique Internationale » de 1913 à La Haye aux Pays-Bas relate un de ces instants géométriques d'une très grande richesse. Ce fut la dernière réunion maçonnique internationale, pacifiste, franco-allemande, la suivante prévue à Francfort sur le Maine n'aura pas lieu. Elle termine une suite de réunions difficiles d'hommes résolus, engagés à contre-courant des mouvements populistes de leur temps. En effet, le mouvement revanchard français (suite à 1870) était à ce moment toujours fort présent, et à l'inverse l'Allemagne n'était pas en reste. "Pactiser" ainsi avec l "ennemi", tant du côté allemand que du côté français n'était pas évident.

 

Pour la petite histoire, Henri Lafontaine (Belgique), Heinrich Kraft (Allemagne), le F Reepmaker (Pays-Bas) s'adresseront lors de cette Manifestation aux TTT CCC SSS & FFF, mais, semble-t-il, pas les autres. Une nouvelle époque maçonnique s'annonçait, l'évolution sera cependant lente.

 

Les choses, souvent, se mettent en place curieusement.

 

En effet, il y a quelques jours, j'avais reçu l'excellente dernière livraison des "Chroniques d'histoire maçonnique" n°76, dont le premier article portait sur le Boulangisme et la Loge "Saint-Jean de Jerusalem" de Nancy. Article passionnant, qui n'est que l'introduction d'une époque difficile ; à maints égards celle d'aujourd'hui lui ressemble.

 

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Ces Manifestations internationales avaient commencé sur la frontière de l'époque en 1907 au col de la Schlucht dans les Vosges, c'est à dire au lendemain de l'affaire Dreyfus (réhabilitation officielle en 1906).

Elles furent initiés, pour la France, par Charles Bernardin, à ce moment président de la Loge de Nancy "Saint-Jean de Jerusalem" et membre du Conseil de l'Ordre du GOdF ainsi que du Grand Collège. Il fut soupçonné lors de l'affaire des fiches, et se défendra en arrosant l’arroseur, ce qui lui valut la tranquillité. Cet homme qui aimait les femmes fut une figure importante de la maçonnerie lorraine. Juge de paix à Pont-à-Mousson, il eut une fort belle conduite durant la grande guerre qui lui valut la légion d'honneur. Entêté et tenace, il réalisera à nouveau les premières rencontres entre maçons français et allemands dès 1923 à Metz !

 

La position des nancéiens n'était pas simple, à la frontière de la Moselle (en ce compris Metz) et de l'Alsace perdues. Il en fallait de la conviction et du courage !

 

Charles Bernardin

 

Les Manifestations se poursuivirent à Bâle, Baden-Baden, Paris, Luxembourg et enfin la VIème et dernière manifestation eut lieu à La Haye en août 1913, non sans quelques incidents à Paris où la manifestation, prévue à la rue Cadet, dut déménager en catastrophe vers le temple de la Loge L'Étoile Polaire et celle de Luxembourg où des frères "revanchards" se firent à nouveau entendre.

 

Si de nombreuses Loges et Chapitres français adhérèrent et souscrivirent aux manifestations, on y trouve également quelques Loges belges et d'ailleurs, mais apparemment aucune Loge allemande n'est repris dans la liste. Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y en a pas, mais peut-être ne se sont-elles pas fait connaître en cette qualité au comité organisateur.

 

Rappelons qu'un an plus tard, le Grand Maître du GOB, Charles Magnette, fera un appel le 27 septembre 1914 aux Grandes Loges allemandes (c'est le 3 août 1914 que l'Allemagne déclara la guerre), suite à l'invasion de son pays par les troupes de cette dernière afin de constituer "une commission d'enquête qui parcourra les régions où s'est déroulé et où se poursuit la guerre, et qui, en s’entourant de tous les renseignements, dressera un rapport de ces constatations." [c'est à dire portant sur la question "de ne jamais se départir des règles de l'humanité, de celle du droit des gens et du code de la guerre."] Six des huit Grandes Loges ne répondront pas, et deux répondirent (Darmstadt et Bayreuth) que c'était hors propos puisque les troupes allemandes sont irréprochables (!?). Charles Magnette réitéra sa demande. Il sera arrêté et emprisonné en Allemagne.

Après la guerre, la franc-maçonnerie belge n'aura pas de contact officiel avec celle d'Allemagne, compte tenu de cette terrible époque, ce qui ne veut pas dire que des contacts entre maçons n'eurent pas lieu. La maçonnerie allemande dérivait en effet, à nouveau, de façon de plus en plus préoccupante.

 

La position des frères allemands à ces réunions internationales n'était donc pas simple et probablement pas sans risque pour eux. Il y avait notamment Heinrich Kraft, de Dresde, vénérable d'honneur de la Loge "An Erwin's Dom" de Strasbourg, dont le discours est très politique : une alliance franco-allemande seule permettra de maintenir une Europe forte, sur le plan culturel, commercial, etc. !

Il y avait dans le comité organisateur le frère SG Cahn, ancien président de la Loge "Zur Treue" de Colmar, avec qui Bernardin organisa la première rencontre à la Schlucht (la loge nancéienne avait été invitée es qualité à une tenue de la Loge de Strasbourg le 29 janvier 1907, en retour les Loges de Strasbourg et de Colmar avaient fait de même à Nancy et c'est là que se décida la première Manifestation au col de la Schlucht). On y trouve également le frère L Bangel, grand-maître adjoint de la Grande Loge éclectique de Francfort sur le Maine. C'est à relever puisque dans l'entre-deux guerre, c'est la première Grande Loge à proposer l'organisation d'une réunion maçonnique franco-allemande en 1927, alors que l'esprit d'humiliation et de revanche avait changé de camp et envahi toute l'Allemagne.

 

Heinrich Kraft

 

En soutien de ces réunions internationales, se trouve le "Bureau International de Relations Maçonniques", créé en 1902 par Edouard Quartier-La-Tente, déjà lui. Ce Bureau se transformera après la guerre, dans le sillage de la création de la Société des Nations (SDN), en "Association Maçonnique Internationale" (AMI) dont le siège restera en Suisse.

 

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Je mets en annexe, deux discours tenus à cette Manifestation.

 

D'abord le discours inaugural de Charles Bernardin (1860-1939). Il retrace notamment l'historique de ces Manifestations internationales franco-allemandes dans un plaidoyer clairvoyant bien qu'optimiste.

 

Ensuite, je vous mets le discours tenu à cette Manifestation par Henri Lafontaine (1854-1943). Discours beaucoup plus dur, plus accusateur, sans concession, tout aussi clairvoyant. Henri Lafontaine est une personnalité de premier plan, tant pour la maçonnerie belge que surtout pour son action internationale. Sénateur du parti ouvrier belge, il est à ce moment-là le président du Bureau international permanent de la Paix qui venait de tenir son XXè Congrès Universel de la Paix, précisément à La Haye, qu'il présida. Personnalité qui sera couronné par le prix Nobel de la paix, fin de cette année 1913. Il était aussi le président de la Loge des Amis Philanthropes à Bruxelles. Féministe, il aura une action importante pour l'accueil des femmes dans la franc-maçonnerie belge (il fut membre fondateur de la première Loge du Droit Humain en Belgique "45 Égalité"). Il était professeur de droit international à l'Université Nouvelle, une scission temporaire de l'Université libre de Bruxelles suite à l'affaire Elisée Reclus. Son livre "The great solution. Magnissima Charta", publié à Boston en anglais en 1916 sera à la base des concepts utilisés pour la création de la "Société des Nations", puis des "Nations Unies".

 

Henri Lafontaine

 

Petite bibliographie.

 

  • 1913. VIè Manifestation Maçonnique Internationale à La Haye. Imprimé à Berne, 1913.
  • Anonyme. Charles Magnette. Pendant l'occupation allemandes 1914-1918. Éditions du GOB, Bruxelles, 1920.
  • Jean-Claude Couturier. Charles Bernardin. Figure emblématique du Grand Orient de France. Édition Messene, 2001.
  • André Combes. Histoire de la Franc-Maçonnerie au XIXè siècle. Tome 2. Éditions du Rocher, 1999.
  • Anonyme. Henri Lafontaine, prix nobel de la paix en 1913. Un belge épris de justice. Éditions Mundaneum-Racine, 2012.
  • Christophe de Brouwer et Raphael Lagasse. Pierre-Joseph Proudhon et l'Université libre de Bruxelles. Éditions de l'UAE. 2013.

 

 

 

Page de garde du compte-rendu de la 6ème Manifestation Maçonnique Internationale.

Page de garde du compte-rendu de la 6ème Manifestation Maçonnique Internationale.

Rédigé par Christophe de Brouwer

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